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Mois

août 2019

Les merveilleux voyages du baron de Münchhausen – Wunderbare Reisen des Freiherrn von Münchhausen

Amie Lectrice et Ami Lecteur, cet été je me suis promené quelques jours en Lettonie ; et dans la ville patrimoniale riche de Riga, je me suis arrêté devant la Tour dite poudrière, qui fut la propriété effective du baron de Münchhausen, Karl Friedrich Hieronymus (1720/1797) dont Rudolf Erich Raspe publia les aventures qui auraient été contées, par le baron lui-même, en 1785.

Intrigué fortement par cette réminiscence, aussi bien littéraire que cinématographiée, car ces aventures ont été mises en images aussi bien par Georges Méliès que Jean Image ou John Neville, je me suis rappelé que mon fils Antonin m’avait offert la version bilingue (franco-allemande) éditée par Folio de ce livre surréaliste et très souvent déjanté, avant l’heure des décalages, et enthousiasmant à plus d’un titre.

Soyez confortablement installées ou installés, et écoutez les déclamations du baron, en toutes ces péripéties et aventures ou engagements, considérez que tout est vrai, ou en tout cas rien ne prouve le contraire, et il ne s’agirait pas d’offenser un baron, que diantre !

Et prenez le temps régulièrement de boire un petit shooter de Balsam de Riga à la cerise (ma version préférée) ou aux fruits rouges, pour donner corps et lustre à ces contes enchanteurs et franchement fascinants.

Jugez du peu :

  • Une tempête de neige place son cheval à la flèche d’une église, mais le baron, d’un coup de pistolet, délivre son infortunée monture et repart avec elle…
  • Un loup dévore l’arrière train de son cheval et s’engouffre en lui, mais le baron sait bien mettre fin à ces agissements ; quant à la santé du cheval, on ne peut que boire à son souvenir potentiel…
  • Le baron arrive, par procédés chimiques particuliers, à créer une auréole de feu sacré, au-dessus de la tête d’un général…
  • Le baron réussit la prouesse, avec un seul et simple morceau de jambon, à prendre en brochette plusieurs canards…
  • Son cheval fait des merveilles lors de la guerre contre les Turcs, en étant capable de se découper en deux parties distinctes, et donc ainsi permettre, à son cavalier, d’intervenir sur deux fronts à la fois ; l’ubiquité se trouve donc ainsi résolue et dépassée même…
  • Il arrive à vaincre un lion et un crocodile en alliant discernement, tact, esprit d’initiative et calme à toute épreuve et on imagine aisément que les deux animaux ont eu plus peur du baron que l’inverse…
  • A la manière de Gepetto et Pinocchio, dans le ventre du cachalot, le baron, avalé par un gros poisson au large de Marseille, fait contre mauvaise fortune bon cœur, et passe un certain temps en son ventre, avant de l’étouffer et de retrouver la mer libre…
  • Il s’associe des personnalités aux talents émérites, sortes de géants ou êtres aux pouvoirs exceptionnels, en anticipation des caractères de Marvel des temps contemporains, et il parie avec le sultan de Constantinople sur le fait que son Tokay ne vaut pas celui de la cour de Hongrie, et qu’en une seule heure, il en goûtera une bouteille originale signée de l’Impératrice du pays. Le sultan le prend pour un fou réel, mais le pari est gagné par le baron…
  • De manière plus chevaleresque il fait échapper deux Anglais, promis à la potence, par les Espagnols, sur Gibraltar, en déployant des ingéniosités techniques et des camouflages jamais encore advenus…
  • Et bien évidemment le baron a pu atteindre aisément plusieurs fois la lune, surtout pour y récupérer ce qu’il y avait laissé par imprudence lors de voyages précédents… Et l’on apprend que la lune comporte des habitants d’un seul sexe et qu’ils ne meurent pas, mais se réduisent en poussière…
  • Et si vous désirez rencontrer le baron, car une telle âme ne peut être mortelle, il vous donne rendez-vous pour une « conterie » appréciable, aux abords de Saint-Pétersbourg.

Dans sa préface maîtrisée, Théophile Gautier fils, précise que « la plaisanterie allemande n’est pas d’abord aisé », mais que « sa bizarrerie ne recule devant aucune outrance et se perpétue dans une logique d’absurdie » ; il est toujours nécessaire de ce dire que la réalité est bien trop insupportable pour qu’elle soit crédible, et que les contes de fantaisie – ou même d’inconséquence – peuvent donner des idées et réflexions pour générer une nouvelle harmonie, et surtout pour s’ouvrir au Monde et ne pas se considérer comme le centre de celui-ci…

En ce positionnement, le baron est un précurseur du multilatéralisme et de la volonté de rencontre ; et comme il a toujours su s’adapter, ses souvenirs ne peuvent qu’être passionnels et pétris de cet esprit d’aventure et d’exploration qui donne à observer l’autre, sans le juger ou se placer en supériorité, et à partager avec lui, en réfutant tous les replis.

Éric

Blog Débredinages

Les merveilleux voyages du baron de Münchhausen – Wunderbare Reisen des Freiherrn von Münchhausen

Préface de Théophile Gautier fils

Traduction inédite d’Olivier Mannoni, très réussie, bravo à lui !

Collection Folio Bilingue

malgré tout la nuit tombe d’Antônio Xerxenesky

Amie Lectrice et Ami Lecteur, j’avais déjà été plus qu’emporté par les deux livres précédents de l’auteur que j’avais lus, relus et offerts souvent : Avaler du sable et F, du fait à la fois de leurs inspirations cinématographiées, où l’on vit la narration comme une projection effective, et de leurs réparties culturelles récurrentes qui donnent envie d’aller plus loin et de suivre les pas d’Antônio Xerxenesky, car la lecture se jalonne de références artistiques aiguisées qui ouvrent des portes nouvelles pour prolonger notre promenade littéraire.

J’avais avec moi, depuis le mois de mars, son dernier opus et je me le suis réservé pour cette récente période de vacances, où je peux m’ « enlivrer » à satiété…

J’ai retrouvé la force attractive de l’auteur, car quand on pénètre ce roman, on ne lâche plus, il est haletant et émotionnel, invitant pour une réflexion sur nos croyances, nos limites et nos possibles dépassements ou insuffisances, interrogateur sur notre capacité à nous émanciper ou à suivre les mouvements, à considérer que nos vécus nous construisent plus que nous les construisons…

Alina vit à Sao Paulo, ville qu’elle a choisie pour étudier et vivre plus intensément.

Elle travaille en une société où ses compétences informatiques pour la réalisation de vidéos publicitaires trouvent leur emploi, mais elle s’y ennuie plus que fortement, même si ses missions autonomes lui permettent l’évasion de celle qui peut vivre professionnellement avec un casque en côtoyant le minimum de collègues…

Elle est passionnée de films d’horreur, qu’elle ne visionne pas en voyeurisme, mais en analyste qui sait déceler l’esthétique rendue par les réalisations et qui aime transmettre ses perceptions des paraboles entre la noirceur incisive de l’écran et les réalités quotidiennes du Brésil ou du Monde contemporain.

Elle a souhaité illustrer ses études historiques comme sur les religions, de thématiques originales en effectuant des recherches poussées sur les ésotérismes ou paganismes qui se sont activés depuis des lustres et qui occupent le champ du gothisme ou du satanisme, notamment…

Elle ne peut oublier la dernière communication qu’elle a eue avec son frère, qui semblait heureux en son kibboutz exploité, et qui est décédé accidentellement beaucoup trop jeune.

Les ombres potentiellement maléfiques qui semblent se coller à Alina, et qui l’effraient autant qu’elle désire les affronter, peuvent avoir pris place suite à cet événement douloureux, et cependant leur présence régulière et permanente forme une sorte de harcèlement entêtant et hantant qui met à mal ses journées et nuits, même si cela lui arrive de foncer dans des fêtes de jeunesse et de s’oublier alors, avec tous les excès d’alcool et de drogue que l’on peut y puiser…

Alina est jointe par la police pour tenter de déchiffrer, du fait de ses études universitaires poussées, des inscriptions triangulaires étranges retrouvées chez une personne, qui en était recouverte, et qui visiblement avait vécu une absolue transe en s’y perdant totalement.

La police cherche à mettre la main sur les porteurs de tels agissements et Alina communique à la fois ses perceptions mais désire aussi développer sa propre enquête.

Le livre n’est pas un roman noir, mais il sait intégrer la montée des tensions, le sens du suspense narratif et les chausses trappe.

Le livre n’est pas un roman d’anticipation, mais il sait interroger sur nos destins collectifs, sur le besoin ou non de se confier aux forces des esprits pour se pencher sur le passé, pour anticiper nos prises de décision à venir, ou pour tout simplement nous adonner aux introspections.

Surtout comme toute science dite fictive il ne juge pas et n’interpelle pas sur un avenir potentiellement meilleur, mais il agglutine des pistes pour que l’on détermine ce qui peut nous aider ou pas et tracer ainsi sa propre route.

Le livre n’est pas un roman sociétal et pourtant il sait conjuguer avec maîtrise la panorama de la jeunesse qui se cherche de Sao Paulo, où se jouxtent différents milieux.

La réalité urbaine de la ville, magnifiée par des trajets en transport en commun ou des promenades plus ou moins obligées en taxi (toujours avec le même chauffeur), font de la Cité un acteur à part entière du roman qui interroge sur les incommunicabilités et sur les faux semblant, en sacralisant notamment le personnage de Fàbio, comme l’ami sur qui l’on peut compter, mais aussi mauvais génie possible ou tout simplement personnalité indétectable qui attire et révulse…

Le livre se place comme un condensé réussi de toutes ces formes littéraires et crée sa propre mouvance inspiratrice ; je ne serai jamais un classificateur et déteste les pré-carrés où l’on veut parfois cantonner et affecter les artistes, mais je reconnais à l’auteur sa fougue de romancier visuel, car chaque chapitre constitue un scénario ou un story-board structuré, et de romancier de sonorités, car les interpellations qu’il suscite en fréquence nous questionnent et développent une vivacité rare.

Un roman de tonicités cinéphiliques, si je me livrais au résumé occasionnel, sans vouloir du tout être réducteur.

Je vous invite ardemment à intégrer les univers de l’auteur et à vous laisser porter par les flux et reflux du jour et de la nuit ; ce roman a été mon vrai coup de cœur de l’été et de l’année et – même si je n’ai jamais caché ma reconnaissance pour les éditions Asphalte pour son travail – je ne place aucunement cette offrande qualitative comme une quelconque allégeance, mais comme une réalité d’un livre qui fait partie du littéraire moderne, différent, et donc à découvrir instamment.

Et je termine cette chronique par une anecdote plus personnelle.

En 1986, à Lyon, sur feu quai Achille Lignon, j’avais vu en concert Serge Gainsbourg, et ce moment restera gravé en ma mémoire.

Le Grand Serge avait arrêté de chanter et avait lu quelques morceaux choisis des Contes « dits » extraordinaires d’Edgar Allan Poe, traduits par Baudelaire, qui connaissait (selon Gainsbourg) mal l’Anglais-Américain, pourtant… Il nous incitait à lire ces Contes qu’il désigna comme « simplement superbes ! ». Je suivis ces pas et offre souvent ces Contes, en cette seule indépassable traduction, à mes amies et amis.

Et le livre d’Antônio Xerxenesky se poursuit par une intégration d’un morceau, lui-aussi choisi, de Thomas de Quincey (dont seule l’attractivité à l’opium m’était connue), traduit par Baudelaire ; vous imaginez aisément ce que je vais lire prochainement…

Éric

Blog Débredinages

malgré tout la nuit tombe

Antônio Xerxenesky

Traduit du portugais (Brésil) par Mélanie Fusaro

Asphalte Éditions

20€

 

Mémorial Tour de Chris Simon

Est-ce possible que le tourisme de mémoire, pour rendre le vécu indicible de celles et ceux qui partirent pour les camps de la mort, encore plus repérable ou identifiable pour les générations actuelles, se transforme en pèlerinage morbide, voyeur et inconséquent ?

Est-ce nécessaire pour toucher les tréfonds des horreurs, que l’on soit dans l’obligation de supporter brimades, privations, coups, quolibets et que l’on soit aussi en situation de vivre en communauté de tensions, pour repérer si le solidaire l’emportera face à l’individualisme ou si le fort aidera le plus faible ou se considérera comme prédateur utile pour sa propre et unique sauvegarde ?

En lisant et relisant le fort livre de mon amie auteure, Chris Simon, qui sait si bien décrire les psychologies de l’insondable, je revoyais le film « I comme Icare » avec Yves Montand, de la fin des années 70, où un test s’organisait avec deux personnes et la perception pour l’un des protagonistes qu’il adressait une décharge électrique à l’autre personne quand elle ne répondait pas correctement à une question. La personne qui recevait des décharges électriques était un comédien qui simulait, mais son comparse ne le savait pas et rares étaient les personnes qui décidaient de stopper l’exercice avant une intensité électrique réputée forte ou qui le stoppaient avant qu’il ne démarre…

Patrice décide d’offrir un voyage surprise à Hélène ; elle ne doit rien savoir et tout ce qui est organisé doit rester secret.

Le voyage commence assez mal lorsque les personnes chargées d’accompagner Patrice et Hélène, pour les amener à leur point de départ, directement de leur domicile, se comportent comme des gougnafiers et s’en prennent violemment au chat de la maison qui en reste interdit…

Ils rencontrent, pour « embarquer », Laure et Mathieu ; Laure veut « immortaliser » le voyage à venir par des séquences récurrentes qu’elle postera sur les réseaux sociaux, alors que l’on apprend que les téléphones et engins de communication se trouvent rigoureusement interdits et le contenu des bagages plus que limités…

Les volontaires pour le « voyage » partent de Drancy, lieu sinistre où les trains à destination des camps d’extermination et directement en partance pour la solution finale ont été à l’œuvre entre 1941 et 1944 ; une guide explique historiquement la réalité des lieux et les « voyageurs » attendent le train, en se questionnant quand même pour cerner si la reconstitution des convois horrifiants du passé n’allait pas s’organiser en une sorte de tourisme de réalité directe plutôt inquiétante et sordide…

Le train s’ébroue et tous les voyageurs sont enfermés en un wagon fermé, avec l’obligation de s’asseoir sur le dur du revêtement au sol ; quelques optimistes s’imaginent en réalisation de documentaire instantané sur les traces de l’innommable et d’autres, dont Hélène, commencent sérieusement à se demander ce qu’ils viennent faire en cette galère, sans hygiène, en pleine promiscuité, sans possibilité d’aller aux latrines avec un rudiment d’intimité, en suffocation, sans air et sans savoir ce qui se déroulera en les heures à venir.

Si tour-operator il y a, il pousse le vice et le bouchon très loin, en imaginant reconstituer un train en partance pour le supplice de la Shoah, alors que, même en 1944, les Nazis prendront toujours soin de préciser aux personnes en convoi qu’elles allaient en camp de travail… Et les accueils au son des orchestres devant la sinistre banderole du « Arbeit macht frei » se voulaient accréditeurs de cette volonté « d’apaisement », pour mieux gérer ensuite l’organisation terrifiante du meurtre de masse des internées et internés.

L’auteure sait glaner sans concession les réalités d’une vie en groupe, en ce convoi insupportable et pourtant parti du plein gré de ses voyageurs.

Elle évoque la fébrilité de Christine qui se sent tellement terrorisée par ce vécu, en ce wagon d’inconvenance qui la déchire, qu’elle finit par s’uriner dessus ; elle parle de Bastien qui rapidement cherche à s’échapper, elle transmet le message d’un joueur de cartes, un peu rouleur de mécanique, qui finit par s’adonner à ses excréments dans le wagon et qui en dissimule une honte absolue…

Oui, on peut refaire revivre un train où le groupe réuni alternera des volontés d’entraide pour partager l’eau et conserver des réserves et des moments de déchirement où les injures et le chacun pour soi l’emporteront sur l’once de raison.

L’auteure déploie en son écriture une énergie sauvage où l’humanité ne fait plus sens, où toutes les relations bienveillantes sont anéanties, pour tendre vers la seule sauvegarde de chacune et chacun, prête ou prêt à piétiner l’autre pour conquérir une part de pain supplémentaire ou une respiration d’un peu d’air plus frais.

Et si toute la force émotionnelle de Chris Simon environne son roman pénétrant, elle ne conclut pas par la positivité…

Car ce voyage ne pourrait n’être qu’une mauvaise farce, un sinistre passage ou une tentative de reflux psychologique pour analyser les potentiels comportements de ceux qui sont partis et ne sont jamais revenus…

Et même si l’auteure plaide pour la concorde et l’amitié solidaire, elle ne se méprend pas sur la réalité de la nature humaine, qui peut à la fois se placer en ouverture et en égards mais aussi se cantonner à l’absence totale d’égards, avec la lâcheté de ne pas écouter, repérer et voir ce qui se passe à côté, pour s’auto-conserver, au mépris de toute compassion ou tolérance.

On ne ressort pas totalement indemne de ce roman, mais il est important de le lire et de l’utiliser en philosophie et en science cognitive, car il décrit ce qui est et ce qui fut, sans ambages et sans fioriture.

Il n’insiste pas pour tenter d’améliorer les choses ou de faire en sorte d’éviter le pire mais clame que « la bête immonde » Brechtienne d’Arturo Ui peut toujours revenir et qu’il convient de savoir dire non et parfois, même en documentaire circonstanciel, réfuter ce qui se propose ou se présente.

Et surtout l’indicible n’a pas besoin de commentaire, il est pénétré en nos esprits et cela suffit.

Merci Chris et reçois toutes mes amitiés et affections.

Éric

Blog Débredinages

Mémorial Tour

Chris Simon

13€ – www.chrisimon.com

Roman lauréat du jury Amazon-Kindle KDP au salon Livre Paris 2016

La guerre est une ruse de Frédéric Paulin

En mars dernier, au salon du Livre Paris 2019, j’ai salué l’équipe d’Agullo Éditions et elle m’a ardemment conseillé de découvrir l’univers de Frédéric Paulin, qui s’est attelé, en une trilogie dont deux tomes sont parus à ce jour, à décrire, sans concession, l’Algérie des années 90 jusqu’en nos réalités contemporaines, entre attentats terroristes, montée de l’islamisme radical et collusion trouble entre pouvoir et forces régaliennes du pays avec les mouvements intégristes.

J’ai suivi ce conseil et ai acheté le premier tome.

Je n’ai pas eu le loisir de rencontrer l’auteur pour quais du Polar sur Lyon, en début de printemps 2019, où il obtint, et je l’en félicite, le prix des lecteurs, mais ce n’est que partie remise, car j’aime les auteurs qui utilisent, en source d’inspiration, les réalités du vécu historique, les interpellent et les interrogent pour en dénouer les fils et les actes enfouis.

Ce livre est une vraie réussite investie, tant sur le plan de la narration du roman noir que sur sa force contributive au débat, pour que les consciences atomisées par la chape de plomb des discours officiels reprennent vie et pour que les victimes oubliées ou disparues ne soient pas abandonnées…

Ce livre s’affecte d’abord comme un roman noir de qualité littéraire mais il sait aussi pénétrer des pistes longtemps mises en jachère, et, en ce sens il contribue à revisiter une Histoire récente dont les stigmates s’avèrent toujours présents mais dont la scrutation restait à opérer.

Tedj Benlazar est rattaché à la DGSE et opère en Algérie ; il connaît bien le pays, parle l’arabe, y a aussi ses origines personnelles ; de sa vie intime l’on sait qu’il semble joindre sa femme et prendre des nouvelles de ses deux filles quand il est en mission…

Il est soutenu par son « chef », Rémy Bellevue, qui apprécie son flair et son sens d’initiative à toute épreuve, et il le couvre fréquemment, quand sa façon d’enquêter peut mettre à mal les postures diplomatiques.

Lui-même a presque quasiment toujours vécu en Afrique, y a rencontré Fadoul et sait que l’on ne peut servir une mission que si l’on respire le pays de rattachement par tous ses pores et que si l’on s’y engouffre.

Tedj apprend vite que les sphères du pouvoir Algérien, et notamment les militaires et agents de renseignement, veulent « délégitimer » les islamistes qui avaient gagné les élections – avant qu’un coup de force, pour ne pas dire coup d’État organisé par des généraux appelés « janviéristes », les en aient chassé – en les infiltrant dans leurs maquis, pour que tous les crimes commis (y compris par les relais de ces agents du pouvoir) salissent les islamistes et leur organisation référente, le FIS.

Tedj connaît l’existence d’Aïn M’guel, zone qui servit au pouvoir Gaulliste pour les essais des premières bombes nucléaires dans le désert du sud Algérien, et reconverti en camp d’internement depuis l’indépendance, tellement isolé que l’on ne sait ce qui s’y pratique, mais l’on imagine que le pire peut s’y tenir et qu’il peut accroître encore son inanité…

Quand Tedj assiste à un interrogatoire plus que musclé d’un potentiel terroriste par les forces militaires Algériennes, au nord du pays, mais qu’il repère une personnalité qui semble elle-même dans la mouvance islamiste que l’on respecterait avec un certain égard, il place un de ses indicateurs pour suivre un véhicule qui va en direction du Grand Sud pour tenter d’en savoir plus.

Mais l’indicateur ne donne pas signe de vie et Tedj sait ce qu’il lui est arrivé… et il décide de passer à l’action, seul, ne voulant plus mettre en péril les personnes qu’il mandate pour l’aider et le renseigner.

La jeune et belle Gh’zala, étudiante, indépendante, très volontariste sur sa capacité à s’affirmer et à revendiquer une place pour la femme dans le pays, ne sait plus ce qu’est devenu son « promis » Raouf, qui a flirté avec les islamistes, plus par dégoût des caciques du FLN et de leur veulerie, que par conviction ; il a été arrêté, mais aucune demande sur son sort ne reçoit de réponse et le frère de Raouf, militaire, est aux ordres du pouvoir.

Elle passe régulièrement saluer et prendre soin de la Maman de Raouf, pour garder lien avec la famille qu’elle pensait intégrer…

Le roman décrit les fonctionnements des chefs militaires qui ont bien cerné que la terreur renforcerait leur pouvoir d’ordre et que personne n’imaginerait que les attentats islamistes pourraient être fomentés ou même aiguillés, en sous-main et en infiltration, par l’armée ou les services de renseignement.

En arrêtant des islamistes, en rasant des villages suspectés de les appuyer ou de les cacher, en organisant avec certains islamistes, et en s’associant à eux, des attentats touchant notamment des intérêts étrangers (surtout Français), ils pouvaient légitimement demander des appuis et des soutiens extérieurs et renforcer leur pérennité, en cultivant ce double jeu.

Tedj n’est pas dupe et les chefs militaires locaux l’ont bien repéré, mais il n’est pas aisé de détrôner la vérité officielle quand la France préfère soutenir le pouvoir de la force, le considérant, comme beaucoup moins néfaste qu’un pouvoir islamiste…

Mais les liens du FIS avec de jeunes Français et notamment en certains quartiers de Vaulx en  Velin ne cessent d’inquiéter Tedj qui mesure ce que représenterait la poursuite perpétuée des attentats hors territoire Algérien…

Est-ce que le pouvoir Algérien organiserait aussi des possibles conversions d’apprentis terroristes en France pour que la France sache bien qu’elle ne peut être qu’unie avec le pouvoir militaire…

Quand des Français sont kidnappés et qu’ils sont retrouvés trop rapidement par les forces militaires, Tedj imaginera que la duplicité peut aussi se placer sur les angles les plus cruels pour magnifier la volonté d’un pouvoir de perdurer, en acceptant toutes les lâchetés et compromissions.

Tedj sait que Gh’zala est en danger et il veut la faire sortir du territoire, et il ne peut que se remémorer le terrible attentat du Drakkar à Beyrouth en 1983, où des militaires Français avaient été sauvagement assassinés en un attentat ; Tedj y était et depuis lors il se sent toujours porté par la nécessité de secourir les personnes avec lesquelles il se sent en lien et dont il repère la potentielle fragilité, même à leur corps défendant ; Tedj renferme aussi un secret plus que douloureux qui magnifie aussi sa volonté de bravoure et d’entraide, malgré ses fêlures et sa prise de boisson trop récurrente…

Le premier tome qui s’ouvrait sur le coup de force des janviéristes se clôture avec l’attentat de l’été 95 au RER Saint-Michel et les soubresauts de Khaled Kelkal qui agissait au nom du FIS en France, enfin au nom du FIS et-ou de ses éventuels alliés militarisés…

Le livre intègre subtilement, et avec force, des personnalités réelles et ayant existé et ne camoufle rien, ni des enlèvements odieux avec décapitations à la clef ou de ceux fomentés pour prouver que le pouvoir Algérien peut retrouver des étrangers sains et saufs, ni des généraux et militaires dont les volontés de commandement intègrent toutes les panoplies des doubles jeux, ni les mouvements islamistes dans toutes leurs différentes acceptions, qu’ils s’imaginent de politique pure ou de combat armé ou de djihad.

Un livre marquant et percutant et plus qu’important en son sujet traité.

Je vais maintenant lire le second tome ; à bientôt pour vous en parler.

Éric

Blog Débredinages

La guerre est une ruse

Frédéric Paulin

Agullo Noir – Agullo Éditions – 22€

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