Emile Erckmann et Alexandre Chatrian ont écrit à deux plumes, du collectif de leurs deux noms collés, qui fait parfois oublier la spécificité de leur aventure littéraire, comme le développèrent, après eux, Boileau et Narcejac, notamment.
Leur livre de référence, L’Ami Fritz, peut sembler daté et un peu emprunté et convenu, tant dans le style de narration, où l’on sent toute la réalité des classes sociales divisées très clairement pour « le bon fonctionnement du Monde » et où chacun se cantonne en la part qui lui revient, sans jamais remettre en cause ou ordre tout ce qui pourrait donner lieu à une meilleure redistribution sociale, que dans la présence de certains personnages, adonnés aux rentes, et qui peuvent bien vivre, sans jamais travailler…
Fritz Kobus est, ce que l’on pourrait appeler, un bon vivant ; il aime faire ripailles, il apprécie boire du bon vin et de la bonne bière, se lever quand il en a envie, se laisser vivre par les relais appliqués d’une domestique à son service, comme elle le fut aussi pour son père, et qui passe son temps libre, forcément conséquent, à imaginer comment utiliser au mieux de ses investissements l’argent qu’il possède, dont un héritage cossu lui permet de profiter sans avoir besoin de gagner autrement sa vie.
Il apprécie se quereller, avec affection, mais en pouvant tout lui dire en direct, avec le Rabbin Sichel, confident et conseiller de la famille et qui n’imagine pas que Fritz puisse rester éternellement célibataire.
Fritz se sent bien, seul, et considère le mariage comme une perte définitive de liberté et un abandon de ses choix de vie, qui peuvent être critiqués, mais qu’il assume avec le plaisir absolu de celui qui a eu de la chance et qui veut s’employer à la faire perpétuer.
Il parie une superficie de ses propres vignes, les plus recherchées en qualité, avec le Rabbin, en déclarant que s’il se mariait (ce que Fritz ne peut imaginer un instant comme une réalité possible), les vignes partiraient en propriété au Rabbin, qui lui est persuadé, tout au contraire, que Fritz prendra femme, parce que tel est l’ordre des choses et parce qu’il le désire.
Le livre s’offre quatre visions de la Bavière du XIXème siècle, ce qui permet aussi à Emile Erckmann et Alexandre Chatrian de placer en filigrane les Provinces perdues Alsaciennes dans leurs entrefilets, qui pourraient bien s’apparenter à cette Bavière décrite, à la manière de Montesquieu qui parlait de la Perse, dans ses célébrissimes Lettres, pour mieux fustiger les indigences du Royaume de France, à l’abri relatif des censures… On trouve ainsi :
- une vision de panorama, avec des petites villes centrées sur l’église et la culture des champs, sur la nécessité de donner ardeur pour assurer des récoltes suffisantes et qualitatives et où le labeur fini, les hommes (les femmes sont reléguées en l’ouvrage en une place bien médiocre et sans relief…) se retrouvent au bar. Seul moment de communion des deux sexes, les fêtes de village, où l’on prend le plaisir d’une danse pour donner de la joie en une vie assez repliée et monotone, mais pour laquelle on se ne plaindra jamais…
- une vision d’organisation sociale rythmée par de longs chapitres sur la récolte des impôts et sur l’importance des propriétaires qui savent en permanence ce qui est bel et bon pour leurs gens des villages attenants, et qui structurent les paysages pour que chacun puisse avoir ce qu’il lui revient, en s’assurant cependant que les demandes ne dépassent pas les bornes établies depuis des successions de générations…
- une vision sur les dogmes établis, qu’ils soient liés à la place limitée de la femme, à la soumission docile des exploitants de fermage pour le compte du maître, à l’acceptation d’un antisémitisme larvé, et qui se voudrait cependant acceptable et bon enfant, et sur le choix décidé par les édiles de qui doit se marier avec qui, sans demander consentement aux intéressées et intéressés…
- une vision de l’amour, qui, dans le roman, semble la seule concession volontaire pour sortir des contemplations naïves et validées des habitudes et accoutumances…, qui permettra à Fritz, d’un âge déjà de bel élan, de fréquenter la toute jeune Suzel qui associe charmes, délicatesses et finesse. Cette vision là permet de pouvoir marquer une différence avec les principes édictés, qui veulent que les gens du Monde ne peuvent convoiter des personnes du Peuple et que les âges de raison ne peuvent convoler avec des âges moins élevés…
Ce livre se lit comme un rappel des peintures d’authenticité de personnages truculents, parfois caricaturaux et sarcastiques, mais vivants et marquants, comme un souvenir aussi des chaleurs des rencontres en villages autour de tables riches et roboratives et comme une succession d’images des mœurs et coutumes de la vieille Bavière, ou de la vieille Alsace…
Un livre à lire avant d’arpenter les pentes du Haut-Koenigsbourg et de revoir La Grande Illusion de Jean Renoir, tourné sur place, alors que les bruits de botte retentissaient à proximité, et que le film narrait la fin d’un Monde aristocratique, sur fond de Grande Guerre et de prise et reprise du fort de Douaumont, à Verdun…
Eric
Blog Débredinages
L’ami Fritz
Erckmann-Chatrian
Collection de la Bibliothèque Verte, retrouvable chez les meilleurs bouquinistes, et notamment chez celui proche de la Gare de Saint-Raphaël, où je l’ai re-déniché récemment.