Amie Lectrice et Ami Lecteur, vous le savez certainement, j’aime rappeler à nos mémoires les événements passés qui ont construit notre Histoire, qu’ils soient douloureux, rudes ou insupportables, ou qu’ils constituent une soupape humaniste, bienveillante et positive, même si, bien évidemment, j’apprécie plus ces derniers que les premiers…

En 1968, j’avais 4 ans, et je ne me rappelle que de la naissance de ma petite sœur, née un 13 mai (cela ne s’invente pas !), au moment où les hôpitaux, comme le pays entier, fermaient leurs interventions et missions, pour appeler à de nouveaux espaces de liberté…

Mais 1968 fut aussi l’année des répressions sauvages à Mexico, des tensions aiguës au Vietnam et de l’arrivée des chars Russes en Tchécoslovaquie de l’époque, sur Prague et Bratislava, le 21 août, en plein été.

L’écrasement du printemps de Prague, et des réformes de Dubcek, par les troupes du pacte de Varsovie, ont démontré, une nouvelle fois, l’incompatibilité totale entre les régimes communistes et les aspirations à la liberté et le sacrifice début 1969 de Jan Palach, s’immolant en protestation à la fois martyre et criante de désespoir, a magnifié, avec effroi, que la chape de plomb ne pouvait que résumer la volonté soviétique : considérer ses pays alliés comme des obligés, comme des satellites à sa botte exclusive.

Le livre de Viliam Klimàcek s’installe dans le paysage littéraire comme une vraie nécessité, qui s’ancre à la fois comme une référence historique de rappel aux mémoires et aux engagements et comme une formidable saga de regards croisés de familles, qui vont être déchirées par les événements de l’occupation soviétique et qui ne pourront plus jamais vivre comme ils l’avaient envisagé et imaginé.

Sani dirige une entreprise à Stara Ruda, en actuelle Slovaquie, spécialisée dans les appareillages médicaux et la créativité de la firme aux capitaux publics, ses innovations, la placent en reconnaissance forte à l’international et elle est fortement appréciée, en tant que fournisseur de nombreux hôpitaux et pas que du bloc de l’Est.

Sani a même eu droit à la visite du Professeur Barnard qui avait réussi la première transplantation cardiaque mondiale en Afrique du Sud. Sa référence d’ingénieur le situe avec aisance dans l’échelle sociale, son engagement auprès du parti communiste n’avait jamais été organisé avec conviction, mais par obligation professionnelle.

Et il conduit une Felicia, voiture plutôt rutilante et bourgeoise en 1968.

Sa femme Anna travaille dans une entreprise industrielle de la même ville, avec forte présence ouvrière féminine, en développant des missions que l’on considérerait comme proches de l’encadrement ou de la contre-maîtrise.

Et tous les deux voient avec fierté la réussite brillante estudiantine de leur fille Petra, qui va devenir médecin…

Jozef fut un temps séminariste, mais quand le parti communiste lui demanda d’exercer son sacerdoce en livrant les secrets de confession que le pouvoir pouvait considérer comme contre-révolutionnaire, il décida de ne pas s’engager et il devint journaliste et animateur de radio, suffisamment libertaire pour ne pas être apprécié par les hiérarchies et dogmes établis.

Il vit avec Erika et ils ont un jeune enfant, Marko.

Petra a vécu ses années de médecine chez Ferdinand et Maria, et leurs enfants Tereza et Janko ; la famille est juive, mais elle n’évoque pas sa confession, car en 1968 en Tchécoslovaquie, s’y référencer pourrait être mal interprété, sachant que l’élimination effroyable par la shoah des juifs Tchèques et Slovaques ne s’est jamais accompagnée d’une compassion pour les rescapés par le pouvoir communiste.

Tereza ne se sent pas pratiquante, et a même été placée dans des cours de catéchisme catholique par ses parents, mais elle s’intéresse à ses origines, et décide de partir en Israël, en un kibboutz, à l’époque organisé et dynamisé par la diaspora juive venant de Tchécoslovaquie.

Quand les chars du pacte de Varsovie envahissent Prague et Bratislava, juste après l’hébétude et la stupéfaction, les familles doivent réagit vite, car les frontières avec l’Autriche (Bratislava n’est située qu’à trente minutes de route de Vienne, je m’en suis rendu compte en faisant le trajet en 2003, à titre personnel) restent ouvertes, mais l’on ne sait pour combien de temps et même si les caciques qui ont pris le pouvoir se veulent rassurants, en n’utilisant la violence qu’avec seule circonspection (comme cela était intégré et évoqué à l’époque, où l’on parlait « d’envahissement avec retenue », chez les communistes staliniens de tous bords…) et en préférant soumettre les âmes par la chape d’autorité plutôt que par le combat du fusil, nul ne savait ce qui pouvait prévaloir pour le lendemain…

Sani et Anna décident, la mort dans l’âme, la déchirure au cœur, d’envoyer leur fille Petra, à Vienne, car elle ne peut rester dans un pays où elle ne pourra s’accomplir et vivre avec décence et conviction, en employant tous ses mérites et compétences.

Elle est recueillie, si l’on peut dire, par des cousins éloignés, qui la reçoivent avec une hospitalité de pure façade et qui en font leur bonne à tout faire, sans vergogne.

Sani reçoit un message très clair du parti communiste pour que sa fille revienne exercer en terre Slovaque, avec l’assurance que sa fuite ne sera aucunement reprochée et on lui demande de faire l’aller et retour, en la ramenant, mais bien évidemment, sans pouvoir partir avec Anna, car la police politique considérerait qu’un départ de Sani avec Anna pourrait entraîner un départ de la famille et il est donc nécessaire d’entraver avec force une telle potentialité…

Quand Sani part avec sa Felicia pour Vienne, il sait qu’il ne reviendra pas et Anna, qui accepte cet abandon par la force des choses et du destin devient immédiatement une femme aux cheveux blancs, alors qu’elle n’en avait pas la pousse d’un seul auparavant…

Tereza quitte Israël et prend un vol pour Vienne, quand elle apprend l’invasion de son pays ; elle y retrouve son père Ferdinand qui présente des troubles cardiaques et qui ne croisera sa fille que pour lui apporter un réconfort et quelques emplettes, avant de décéder dans le train de retour à Bratislava.

Jozef a décidé d’utiliser toute son énergie pour diffuser des messages de protestation, par les ondes radio, en changeant tous les jours de lieu de diffusion, puis il finit par quitter le pays, car il sait ce qu’il risque pour son initiative de liberté, l’assurance d’être condamné et d’aller en prison pour insoumission, puisque toute aspiration de différence ne pouvait valoir que sanction.

L’auteur n’hésite pas, en ce livre très structuré et ciselé avec dynamique, en « tableaux », à apporter aussi ses propres commentaires sur sa réalité personnelle et familiale vécue, et sur l’enfermement de la Tchécoslovaquie de 1968 à 1989, avant la Révolution de Velours où Havel invitera Dubcek, pour considérer que les 21 années de chape d’acier n’auront été que des intermèdes longs et insupportables déployés par celles et ceux qui ne peuvent imaginer autre chose que la génuflexion devant le Grand Frère Soviétique.

Petra et Sani émigreront au Canada, retrouver une tante de Petra, sans enfant, ravie de les accueillir et de les aider.

Petra repassera tous ses examens d’équivalence, mais Sani s’enfermera, ne retrouvera jamais d’emploi, malgré toutes ses tentatives et il constatera que le statut d’immigré n’est jamais aisé.

Teresa et son compagnon feront de même, et ils iront de galères en volontés et de moments riches à des déceptions, pour enfin trouver leur voie et ainsi s’intégrer en un nouvel espace de liberté et éviter de continuer à fuir sans s’arrêter.

L’auteur, en ce livre poignant, rédigé avec une tonalité directe et incisive, nous appelle à la réflexion et à l’introspection, au moins pour dix raisons essentielles, qu’il détaille, en son opus, avec précision et fiabilité, associant vraie réussite littéraire et analyse historique :

  • Réflexion sur l’accueil des migrants, qui démontre que les Autrichiens de 1968 avaient aussi leurs préventions sur l’arrivée de communistes ou de juifs dans leurs paysages… et que les Canadiens du début des années 70 attendaient surtout un appui économique pour l’arrivée de réfugiés de l’Est, mais certainement pas d’accueil humaniste. Et l’auteur rappelle que la Slovaquie actuelle n’a pas du tout la rétro-analyse de ces années-là, elle qui ne veut pas accueillir de migrants d’Orient, en nos actualités…
  • Réflexion sur le choix cornélien de la primauté de la liberté et de l’avenir de la jeunesse, fusse-t-elle par le prix de l’abandon d’un proche. Anna fera tout ce qu’elle peut pour aider les immigrés du Vietnam en Tchécoslovaquie, assez mal considérés, œuvrant là en fraternité, comme elle espère que les Canadiens le feront pour sa fille et son mari, avec lesquels elle ne peut converser ou écrire librement, car la censure veille.
  • Réflexion sur la possibilité de créer en un pays fermé à la liberté ; la capacité de Janko à organiser un groupe de rock ne constitue pas une sinécure en un espace où tout est régenté…
  • Réflexion sur la douleur indicible qui fait que Sani ne pourra jamais avancer en reconstruisant une autre vie, car Anna fait partie de lui et il sait qu’elle est malheureuse et qu’il ne pourra, malgré ses efforts, jamais la faire venir et la retrouver…
  • Réflexion sur la corruption et la collaboration avec le personnage de Lajos, frère communiste invétéré qui préfère trahir les siens plutôt que de s’opposer au parti et qui montre que la chape de plomb peut aisément développer une propagande qui devient vite terrifiante quand elle devient la seule référence et fait oublier tout amour ou tout apaisement…
  • Réflexion sur la terreur faite au sein des familles, pendant des années, pour les empêcher de se retrouver, en refusant les visas et regroupements, et en proposant des amnisties pour celles et ceux qui accepteraient de revenir, en sachant bien que le parti ne serait jamais en situation de confirmer pareille ouverture… Car on sait ce qui arrivait à celles et ceux qui avaient fait confiance…
  • Réflexion sur la nécessité de réfuter tout obscurantisme et toute compromission.
  • Réflexion sur la force de l’écriture, de la musique et de l’art, pour contrer toute tentative de soumission.
  • Réflexion sur la bêtise de celles et ceux qui considèrent qu’ils ont la vérité et qu’ils la drainent comme un jugement péremptoire.
  • Réflexion sur la nécessité de se souvenir et de conserver la mémoire de toutes les oppressions, pour que vive et revive la liberté libre, comme disait Rimbaud avec force !

Un livre fort, porteur, marquant et constitutif d’un élan littéraire inspiré et d’un renvoi historique majeur et utile ; je vous invite à suivre mes pas et à le lire intensément ; je remercie Nadège Agullo pour son travail investi, toujours ouvert à la littérature de débat et d’engagement et j’aime !

 

Éric

Blog Débredinages

 

Bratislava 68, été brûlant

Viliam Klimàcek

Traduit du slovaque par Richard Palachak et Lydia Palascak, merci à eux pour ce fort travail !

Agullo Fiction – Agullo Éditions – 22€